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L’empreinte du castor en Drôme-Ardèche
Réseau des médiathèques Valence Romans agglo
Il existe, au long des cours d’eau de la Drôme et de l’Ardèche, un animal au comportement bien particulier, qui le classe tout à fait à part dans la faune locale. Sa discrétion est proverbiale, et il est très difficile de l’apercevoir en personne… mais ses talents de bâtisseur marquent le paysage de son empreinte, et font même de lui un acteur de premier plan du patrimoine naturel de nos régions ! C’est le castor européen qui, après avoir failli disparaître, est devenu l’emblème d’une relation apaisée avec la vie sauvage.
La coexistence avec ce gros rongeur a pourtant rarement été pacifique au cours des siècles. Intensément chassé, pour sa viande et surtout pour sa peau, ainsi que pour le castoréum (une sécrétion très odorante qu’il utilise pour se lustrer le poil et marquer son territoire, et qui trouve des usages en pharmacologie et parfumerie), il voit aussi son habitat naturel se réduire à l’époque industrielle, avec l’aménagement des zones humides et des cours d’eau au profit exclusif des activités humaines. Sa raréfaction, inéluctable dès le XVIe s., est d’ailleurs un des motifs premiers de l’exploration européenne de l’Amérique du Nord, les trappeurs s’engageant de plus en plus loin à l’ouest pour aller traquer son cousin canadien.
Ci-contre : construction d'un barrage en travers d'un cours d'eau, commune de Menglon (Drôme), avril 2020
En outre, le castor a mauvaise réputation : on l’accuse d’endommager les récoltes et les plantations de saules ou d’arbres fruitiers, de causer des inondations avec ses barrages, et même de décimer les populations de poissons (alors qu’il est strictement végétarien). Vivant, on le considère donc comme nuisible ; mort, il attire les convoitises pour les précieuses ressources qu’il procure. L’administration promeut et récompense sa destruction systématique. Difficile d’imaginer pire statut, et il est presque miraculeux de constater, à la fin du XIXe siècle, qu’une population autochtone de castors – la dernière à l’échelle de toute l’Europe de l’Ouest ! – occupe encore la basse vallée du Rhône.
Ci-dessus: arbres coupés par des castors (à gauche : novembre 2025 ; à droite : janvier 2023), commune de Menglon (Drôme)
Mais un retournement assez radical se produit à partir de cette époque. Sujet d’études attentives des naturalistes depuis la fin du XVIIIe siècle, l’extinction annoncée de celui que l’on nomme aussi « bièvre » ou « vibré » ne laisse pas indifférente la communauté scientifique : la prise de conscience de la fragilité de la faune sauvage face à la pression humaine est passée par là, avec la disparition très rapide d’espèces comme le Dodo ou le Grand Pingouin. Dès les années 1890, à la suite du plaidoyer de Galien Mingaud, conservateur du Musée d’Histoire naturelle de Nîmes, pour l’arrêt officiel de la destruction des castors, un minutieux travail de sensibilisation s’opère autour de leur dernier bastion et tout au long du Rhône, incitant les propriétaires riverains à laisser en paix les animaux qui fréquentent leurs terres.
L’idée fait son chemin, et les publications de l’époque s’en font l’écho : le castor ne fait pas autant de dégâts qu’on le prétend ; sa chasse est contre-productive par rapport aux intérêts économiques qu’il représente (d’aucuns imaginent même la remplacer par l’élevage !) ; et quand bien même, indépendamment de ces considérations utilitaristes, sa disparition serait en soi une perte tragique, car il fait partie du paysage, d’un « équilibre naturel », voire d’un patrimoine que l’on souhaiterait transmettre aux générations suivantes.
En 1909, les trois départements abritant les derniers castors (Gard, Vaucluse et Bouches-du-Rhône) interdisent leur capture. En 1922, Charles Vatrin, préfet de la Drôme, leur emboîte le pas. Et c’est là que notre histoire prend toute sa couleur locale ! Car au fil des décennies, les castors vont lentement remonter le cours du Rhône, avec ou sans l’aide des humains (il faudra « reloger » ceux installés autour du site de Cruas lors de la construction de la centrale nucléaire en 1974-76) … avant de s’intéresser à ses affluents, y compris l’Ardèche et la Drôme – une des dernières rivières sauvages d’Europe, libre d’aménagements artificiels, où ils vont pouvoir s’épanouir sans contrainte. Cette recolonisation pacifique de leurs anciens territoires va permettre aux castors de déployer toutes les facettes de leurs talents de bâtisseurs, et dévoiler des comportements ignorés jusque-là car longtemps bridés par l’adversité anthropique. Discrets dans les eaux profondes du Rhône, où leurs barrages ne seraient d’aucune utilité, les voilà qui se lancent dans des constructions d’envergure au long de cours d’eau plus modestes mais au débit capricieux, entre crues soudaines, étiages prolongés et changements de lit intempestifs... Leur activité se plie à merveille à ces contraintes hydrologiques, et se réintègre peu à peu à la dynamique écologique des lieux en créant de vastes zones humides qui, en plus de stabiliser la disponibilité de l’eau pour la végétation alentour, fertilisent le sol par le dépôt de limon, et servent de refuge à un nombre considérables d’espèces fragiles.
Ci-contre : carte des « stations » du castor dans le bassin du Rhône. Paul Cordier-Goni, Castors du Rhône, Albin Michel, 1947
Opiniâtre, capable de monter des barrages très solides en un temps record, le castor ne se laisse pas décourager par les destructions naturelles (les crues notamment) ou humaines de ses ouvrages ; il peut rebâtir inlassablement sur un site qui lui plaît, faisant fi également des obstacles plus insidieux comme la pollution environnante, ou les nuisances lumineuses et sonores. Par ailleurs, il ne se limite pas comme on le pensait aux plantes aquatiques et bois tendres de la ripisylve dont il est friand, mais peut aussi abattre des conifères ou des chênes de belle taille… Il se pourrait même que, ne se contentant plus des terriers creusés que l’on croyait propres à un castor européen réputé « moins doué » que son homologue canadien, certains se soient mis à construire de vraies huttes d’habitation, à l’instar de ce dernier ! Le castor a encore beaucoup à nous apprendre et il faut donc renoncer à une conception « fixiste » de comportements animaux immuables, et impropres aux variations individuelles comme aux adaptations ponctuelles dans l’espace et le temps. Cet animal entreprenant et surprenant joue ainsi depuis son retour un rôle actif de transformateur de son environnement. Rôle très largement bénéfique, en dépit des quelques dégâts bien réels qu’il occasionne parfois, et qui demandent une médiation bien comprise auprès des sinistrés - mais auxquels la meilleure parade reste de parvenir à lui concéder des surfaces et des ressources suffisantes au bord des rivières, en libre évolution.
Plus encore qu’un objet parmi d’autres du patrimoine naturel à sauvegarder, le castor est désormais considéré comme une espèce « clef de voûte », indispensable à l’ensemble de l’écosystème qui l’entoure. On est loin de la vision ancienne d’un animal « nuisible » à exterminer… mais on se garde aussi de la tentation inverse de « sanctuariser la nature » et d’en exclure l’humain ! Car bien plus intéressante est la perspective d’une vraie cohabitation dans laquelle castors et humains trouveraient un intérêt mutuel. Cela implique un changement de mentalité (l’humain n’est pas obligé de contrôler entièrement la nature, de « piloter » les écosystèmes) ; mais le castor, avec un capital de sympathie acquis de longue date auprès de l’opinion publique, a déjà bien œuvré à ce changement et peut encore largement y contribuer. C’est pourquoi les espèces de notre région continuent à être observées et accompagnées (dans le respect de leur statut d’espèce sauvage protégée à ne pas déranger), tant par les organismes d’État (réseau Castor de l’OFB) que par des structures associatives comme Castor et Homme (Centre de Suivi des Populations de Castors Drôme-Ardèche).
Panneau pédagogique du Syndicat mixte Rivière Drôme et ses affluents, zone humide des Nays, St Roman
Le castor a donc amplement retrouvé sa place dans le paysage de ces deux départements, et il est assez facile d’aller le vérifier sur le terrain. Côté Ardèche en s’aventurant par exemple le long de la frontière avec le Gard, au fil de la Cèze ; côté Drôme, dans la Réserve naturelle des Ramières du Val de Drôme, ou dans la zone humide des Nays, créée et entretenue par les castors sur la commune de Saint Roman. Ou encore sur l’un de ces sites découverts au hasard des promenades, en travers d’un petit ruisseau tributaire de la Drôme, qui a connu en quelques années une transformation spectaculaire… et dont l’usage veut que l’on garde secrète la localisation exacte, pour préserver la tranquillité de ses habitants !
Illustration de la page de titre : d'après les panneaux pédagogiques de la zone humide des Nays, Saint Roman, Syndicat mixte Rivière de la Drôme et ses affluents, 2025
Albert Hugues. Le Castor du Rhône, Châteauroux, Impr. centrale : [s.n.], (S.M.) (23 mars 1934)
Paul Cordier-Goni, Castors du Rhône, Albin Michel, 1947
Paul Cordier-Goni, Castors du Rhône 18 planches hors texte et 1 carte, Paris : Albin Michel, 1947
Le Castor : gestionnaire de la zone humide « Les Nays » à St Roman, Syndicat mixte Rivière de la Drôme et ses affluents, Association Rivières Rhône-Alpes Auvergne, consultable en ligne : https://www.arraa.org/sites/default/files/media/documents/journees_techniques/7-fabrice_gonnet-smrd.pdf (consulté le 16/12/2025)
Crédits photos : François Carré, 2025